11
Tout recommença. Les morts. L’incendie. Le minaret qui s’abat. Les tambours et la mélopée. Et le sommeil comateux.
Aleytys se glissa hors de sa couchette et s’étira pour chasser l’ankylose née d’une position assise prolongée. Elle se pencha sur Maissa et fronça les sourcils devant les profondes et sanglantes écorchures produites par ses mouvements effrénés pour se libérer des cordes. Elle toucha les nœuds et les rides de son front se creusèrent encore plus.
– Plus tard, capitaine. Quand nous serons sortis de ce pétrin.
Elle alla vérifier si Sharl était bien protégé dans son cocon de couverture. L’avance allait être rude. Pas le temps de lui préparer un hamac. Cela devrait suffire. Elle referma presque complètement le tiroir.
La lame bleutée du poignard attira son regard. Elle replaça l’arme dans sa gaine, puis passa une cordelette dans le fourreau et le mit en bandoulière, le cuir battant sur sa hanche. Avant de quitter la caravane, elle se tapota la tempe en souriant lorsqu’elle entendit le tintement.
– Tiens-toi prêt, Cavalier. Quand ça commencera, il faudra faire vite.
Un second tintement lui répondit et la fit sortir par l’arrière en riant.
Elle regarda alentour. Quelques silhouettes endormies étaient affalées autour de la caravane, mais elle étaient plus rares vers l’est. Avant de se diriger vers le chariot du maître, elle scruta les collines.
– Au revoir, Miks. À tout à l’heure.
Le rouan au pas inconfortable tapait impatiemment des sabots. Aleytys le considéra, mi-figue mi-raisin.
– Mon vieux Branle-os. (Elle poussa un soupir.)
Elle le détacha et grimpa sur son dos. Elle le fit tourner et avancer lentement en direction du chariot du maître. Le grand cheval posait délicatement les pieds, évitant les corps endormis. Ils durent faire de larges détours pour éviter les endroits où les dormeurs étaient si serrés que l’animal refusait de continuer.
Arrivée au chariot, elle attacha sa monture à l’un des anneaux qui pendaient à l’arrière de l’énorme véhicule.
– Très bien, Cavalier, murmura-t-elle. C’est le moment d’agir.
Le diadème tinta. Quand les notes furent descendues jusqu’à devenir un grognement de basse, elle sentit l’influence l’envahir une nouvelle fois. Elle se hissa sur le chariot et écarta le cercle de gardes comme s’il se fût agi de vulgaires quilles tombant au ralenti. Son corps plongea dans la tente.
Le maître était assis, la tête reposant sur ses mains, les coudes sur les genoux ; le garçon assis devant lui imitait sa posture. Le shaman était penché et scrutait le visage du garçon.
Les yeux noirs étincelèrent, étrécis et songeurs, dans l’esprit d’Aleytys. Il lui sembla qu’ils lui souriaient brièvement… mystérieusement… puis se concentraient à nouveau sur ce qui devait être accompli. Le corps d’Aleytys bondit en avant.
Elle avait le poignard à la main. Son autre main saisit une poignée de boucles blanches et releva la tête du maître. L’arme trancha par trois fois. Puis passa au garçon. La gorge était plus fine. Bien plus fine. Elle posa la tête entre ses jambes minces. Le shaman, enfin. Il commençait à basculer lorsqu’elle le tira par les cheveux. Deux coups de poignard séparèrent la tête du tronc. Elle pivota et sortit de la tente, passant entre les gardes qui tombaient toujours, écrasant sans discrimination bois et chair. Son corps bondit du chariot sur le cheval, détacha les rênes et fit démarrer le rouan.
Elle sentait croître derrière ses yeux une tension insistante. Haletant pour pouvoir respirer, elle enfonça les talons dans les flancs du rouan pour le pousser à faire fi des dormeurs.
Un gémissement lui traversa le cerveau. Le grondement sourd se fit plus aigu et la tension disparut. Elle secoua la tête pour chasser de son esprit les derniers fragments de possession. Autour d’elle, les créatures se relevaient en titubant, le visage hébété. Marmonnant de façon incohérente, elles faisaient un pas dans un sens, puis un pas dans l’autre, se heurtaient, demeuraient un instant immobiles quand elles entraient en contact, repartaient en un mouvement frénétique.
Aleytys obligea son rouan à parcourir au sein de la horde les cinq cents mètres qui séparaient de sa caravane le chariot du maître. Des mains tâtonnantes lui agrippaient les jambes puis la lâchaient, saisissaient la bride pour oublier aussitôt ce qu’elles faisaient, s’accrochaient au cheval, dont la vitesse en éloignait la majeure partie. Elle repoussait le reste à coups de pied.
Elle bondit sur le banc de la caravane et s’empara rapidement des rênes.
– Hiya ! s’écria-t-elle en agitant les guides pour faire démarrer brutalement les chevaux.
Aleytys faillit tomber avant de réussir à s’asseoir. Elle hurla à l’adresse de l’équipage. La caravane bondissait, menaçant de se retourner, oscillant de manière précaire tandis qu’elle écrasait une masse confuse de créatures. Elle demeura mystérieusement sur ses roues. Le rouan courait librement derrière la caravane, la tête haute, en évitant de piétiner ses rênes.
Ils s’engagèrent sur la plaine cahoteuse qui s’étendait autour de la ville, puis sur une route tortueuse et pleine d’ornières qui conduisait approximativement vers l’est. Aleytys laissa l’équipage adopter un trot rapide et parvint à regarder derrière elle.
Aucun poursuivant. La ville n’était même plus en vue. Aleytys se trouvait au fond d’un pli de terrain. Pas un bruit, en dehors des grincements des roues et du martèlement des sabots. Elle vit le rouan tituber puis renâcler et lever la tête très haut, l’une des rênes arrachée.
– Ahai, Madar ! (Elle tira sur les rênes, mit le frein.) Il va se briser le cou. (Le rouan caracolait à côté d’elle.) Haiyi, Branle-os, je suis une idiote. (Elle se glissa de son banc.) Si Loahn veut te récupérer, il partira à ta recherche.
Elle lui frotta doucement le nez puis le gratta derrière les oreilles tandis qu’il soufflait de plaisir. Elle lui ôta son harnais et sa selle, qu’elle jeta sur le bord de la route. Avec la couverture, elle l’essuya, puis lui assena une tape sur la croupe.
– Va-t’en, Branle-os.
Elle remonta dans la caravane. Sharl lâchait des gémissements de frayeur. Les couvertures lui avaient évité de se blesser, mais cette rude chevauchée ne l’avait guère rassuré. Elle le prit et le tint contre elle.
– Ça va, mon bébé, chuchota-t-elle. Ça va mieux !
Elle le déposa sur la banquette et le changea. Tandis qu’il restait là à agiter joyeusement bras et jambes, elle prit un batik, qu’elle noua pour le garder contre elle dans cette espèce de couffin. Puis elle se pencha sur Maissa.
La femme était inconsciente, une ecchymose bleue à la tempe. Elle était pliée contre le mur, maintenue sur la couchette par ses liens. Aleytys les coupa puis lui arracha le bâillon, faisant une grimace à la vue des vilaines taches qui maculaient le poignard. Elle essuya la lame sur le batik de Maissa, en frottant très fort. Puis elle le remit dans sa gaine, toujours battant sur sa hanche.
Elle sonda son pouvoir, pour le faire passer en Maissa et guérir ses blessures. Elle dut ensuite lui ouvrir la bouche de force pour pouvoir toucher la langue gonflée, mordue en plusieurs endroits.
Lorsque la guérison fut terminée, elle laissa un instant son pouvoir entre ses mains, feignant d’ignorer le sentiment glacé de danger qui la parcourait, la faisant trembler. Les yeux de Maissa étaient ouverts et la fixaient. Ils ne voyaient rien, ne reconnaissaient rien. Aleytys frémit. Elle se pencha sur Maissa et lui tâta doucement la tempe.
– Dors, murmura-t-elle. Dors, petit capitaine. Que tout ceci ne soit qu’un rêve quand tu te réveilleras. C’est fini. Plus de bagarre, plus de maître ! Oublie, oublie, oublie…
Elle écarta les mains et rejeta le pouvoir. Le petit corps mince était détendu, la poitrine se levant et s’abaissant à un rythme lent et régulier. Son visage était paisible, les ombres noires de son âme accordées au restant de son être. Aleytys perçut cette détente et en fut satisfaite.
Revenue sur le banc du conducteur, elle ôta les rênes du taquet et envoya son esprit chercher le flux vert menthe de la présence de Stavver.
Elle la découvrit sans peine. Devant. Là-haut. Du pied, elle desserra le frein et fit démarrer l’attelage d’un claquement de langue. Le rouan hennit doucement et précéda la caravane. Aleytys éclata de rire, se sentant le cœur merveilleusement léger.
– Très bien, Branle-os ! On part ensemble.